En cette étouffante nuit de juin, le drone s’approche discrètement de sa cible. A cet instant, d’après les images qu’il retransmet à son opérateur, personne ne l’a encore repéré. Quelques secondes plus tard, il atteint son objectif : un système de défense antiaérienne, sur lequel il se fait exploser. A en juger par le mode opératoire, on pourrait croire ces images filmées sur le front ukrainien. Elles proviennent en réalité d’Iran. Et ont été diffusées par le Mossad, le service de renseignement extérieur israélien, quelques heures après le début de l’opération "Rising Lion", lancée le 13 juin contre Téhéran. Une offensive destinée à éliminer la menace nucléaire et balistique iranienne, tout en décapitant son état-major. Une "déclaration de guerre" pour la République islamique, à laquelle elle a répondu par des séries de frappes. Depuis, les deux ennemis jurés se rendent coup pour coup.
En pleine escalade militaire, les stratèges de chaque camp évaluent leurs options. Mais force est de constater qu’ils ne disposent pas des mêmes atouts. Avec un budget de défense de 46,5 milliards de dollars en 2024, les dépenses militaires d’Israël sont près de six fois supérieures à celles de l’Iran (7,9 milliards). "L’armée israélienne bénéficie de moyens absolument démesurés par rapport aux autres pays de la région, explique le général Nicolas Richoux, ancien commandant de la 7e brigade blindée. Elle est à la fois très bien entraînée et dispose de l’équipement le plus high-tech que l’on puisse imaginer." Y figure entre autres une flotte ultramoderne et surdimensionnée de 340 avions de combat - comprenant 39 F-35 américains de dernière génération -, soit près d’une centaine de plus que l’armée de l’air française, pays sept fois plus peuplé.
Rien à voir avec les appareils hors d’âge au sein des forces iraniennes. "La majorité de leur aviation de combat provient d’un legs historique du chah d’Iran, confie un expert de l’aérospatial bien au fait du dossier. Il s’agit principalement d’avions américains des années 1960 devenus obsolètes." Parmi eux, le F-5B, fabriqué aux Etats-Unis par Northrop à partir de 1962. Ou, encore plus anciens, des F-4 Phantom II, fabriqués dès 1958 et utilisés par l’armée américaine lors de la guerre du Vietnam… Pas de quoi empêcher l’aviation israélienne de s’assurer une domination presque totale du ciel. D’autant que, contrairement à Israël, l’Iran ne bénéficie pas des capacités de ravitaillement en vol qui seraient nécessaires pour permettre à ses avions de disposer de suffisamment de carburant pour parcourir les quelque 2 000 kilomètres les séparant de l’Etat hébreu.
"L’armée de l’air iranienne n’a ni le matériel, ni les compétences, résume David Khalfa, cofondateur de l’Atlantic Middle East Forum (Amef). Elle ne fait pas le poids, et les Iraniens en ont bien conscience." Résultat, plutôt que de miser sur une aviation défaillante, la République islamique a préféré investir ces dernières années dans le renforcement de ses défenses antiaériennes, afin d’interdire le survol de son territoire aux appareils israéliens. Problème, les raids conduits par Tsahal lors de son offensive initiale et ses précédentes frappes en avril et octobre derniers les ont considérablement altérées. "Ces actions ont permis à la chasse israélienne de neutraliser une grande partie de la défense antiaérienne iranienne et notamment ses systèmes russes S-300, reprend le chercheur David Khalfa. Ce qui facilite aujourd’hui grandement les opérations militaires, tout en réduisant les risques pour les pilotes." Au lendemain du début de ses opérations, l’armée israélienne a d’ailleurs revendiqué "une liberté d’action aérienne dans tout l’ouest de l’Iran jusqu’à Téhéran".
En parallèle, Tsahal, qui avait planifié son offensive au millimètre, a ciblé minutieusement les rampes de lancement des missiles balistiques iraniens – l’arme la plus menaçante et la plus difficile à intercepter, à l’inverse des drones Shahed bien plus lents. "Il s’agissait de préparer le terrain avant de s’en prendre aux sites nucléaires et aux responsables scientifiques et militaires du régime, pointe un spécialiste de l’aérospatial. Cela a permis de limiter le risque de représailles trop massives de l’Iran grâce à son arsenal balistique." Si la République islamique a répliqué le lendemain avec une salve de plus d’une centaine de missiles – faisant trois morts et des dizaines de blessés – son objectif était, initialement, d’en envoyer jusqu’à 1 000, selon des informations de la presse américaine.
Téhéran n’en conserve pas moins une puissance de feu dangereuse, avec un arsenal estimé, avant le conflit, à jusqu’à 3 000 missiles balistiques capables d’atteindre Tel-Aviv. Alors qu’une partie a été détruite, "le risque pour les Israéliens serait que l’Iran dispose encore de suffisamment de missiles balistiques pour saturer leurs défenses, précise David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques. Israël a mis en place un système multicouche : en premier, il y a le Dôme de fer pour intercepter les roquettes. En deuxième, la fronde de David, pour contrer les drones. Et la troisième couche, c’est le système Arrow, dont la mission est d’arrêter les missiles balistiques." A ce stade, bien que des engins aient réussi à atteindre la région de Tel-Aviv, environ 90 % d’entre elles ont été interceptées en vol.
Un vrai avantage pour Israël dans ce conflit qui se joue avant tout dans les airs. "Aucun des belligérants n’aura les moyens de conduire une offensive terrestre : leurs pays sont trop éloignés, souligne le général Richoux. Cela va se limiter à une campagne de destruction aérienne du côté israélien, et à des représailles avec des drones et des missiles pour l’Iran."
D’autant que le matraquage implacable des Israéliens contre le Hamas à Gaza, et le Hezbollah au Liban, a considérablement réduit les possibilités de riposte de la République islamique. "Le réseau de groupes armés que l’Iran avait créé pour faire face à Israël a été largement mis à mal depuis deux ans, retrace Hugh Lovatt, spécialiste du Moyen-Orient à l’European Council on Foreign Relations (ECFR). Il s’agissait d’un levier de premier plan dont ne dispose plus Téhéran aujourd’hui." Signe de cette fragilité, le Hezbollah a lui-même indiqué, au premier jour de l’offensive, qu’il "ne lancera pas d’attaque contre Israël en représailles aux frappes".
Sur l’échiquier régional, Téhéran apparaît plus affaibli que jamais. "Le gouvernement israélien reprend souvent cette image selon laquelle l’Iran est une pieuvre, dont les tentacules sont les mandataires régionaux, relève Pierre Pahlavi, directeur du Département de la sécurité et des affaires internationales (DSIA) au Collège des forces canadiennes de Toronto. Maintenant que les tentacules ont été coupés, il est possible de remonter jusqu’à la tête." La chute du régime de terreur de Bachar el-Assad en Syrie fin 2024 a, en outre, fait perdre à la République islamique l’un de ses plus fidèles alliés au Moyen-Orient. Ne reste guère encore debout au sein de son "axe de la résistance" - une galaxie de milices soutenues et financées par Téhéran - que les rebelles houthistes du Yémen, distants de plus de 2 000 kilomètres d’Israël.
Deux jours après le début des hostilités, ces insurgés en guerre contre le gouvernement yéménite ont d’ailleurs revendiqué des tirs de missiles contre l’Etat hébreu. "Ils pourraient intensifier leurs frappes, cependant leur arsenal reste relativement modeste et limité dans son efficacité, jauge Hugh Lovatt, de l’ECFR. L’autre scénario serait qu’ils cherchent de nouveau à fermer le trafic maritime en mer Rouge." Une telle action ne serait toutefois pas sans risque. Le blocage du détroit de Bab-el-Mandeb, situé entre le Yémen et Djibouti, convaincrait probablement Washington de reprendre ses frappes contre la milice – qui ont pris fin en mai à la suite d’un cessez-le-feu – pour rétablir la liberté de navigation dans la zone. Quant à la fermeture par l’Iran du détroit d’Ormuz, qui relie le golfe Persique à celui d’Oman et par lequel transitent 20 % du pétrole mondial, elle entraînerait sans doute un scénario similaire. "Ce serait une erreur stratégique majeure, jauge David Khalfa, de l’Amef. Le risque serait de précipiter une entrée en guerre des Américains, qui mettrait en péril l’existence même du régime iranien."
La participation plus directe de l’Oncle Sam s’accompagnerait en effet de l’arrivée de nouvelles capacités militaires, comme la bombe anti-bunker GBU-57, conçue pour atteindre des structures profondément enfouies, telles que les fameuses installations nucléaires iraniennes. A ce stade, même si Israël a revendiqué la destruction du site de Natanz, les dégâts occasionnés à celui de Fordo, plus lourdement fortifié, au cœur d’une montagne, resteraient limités.
En attendant une hypothétique implication de Washington – que Donald Trump n’a lui-même pas exclue – Israël peut compter sur une autre carte maîtresse : le Mossad. Dans cette première phase du conflit, son action s’est révélée décisive. Non content d’avoir paralysé la défense antiaérienne iranienne grâce à des drones prépositionnés dans le pays, le service de renseignement israélien a transmis des informations clés à l’armée de l’air pour ses frappes contre les dignitaires du régime. "Grâce au travail du Mossad, les pilotes de Tsahal ont su précisément où se trouvaient leurs cibles, indique Michel Bar-Zohar, historien israélien et ancien député à la Knesset, auteur des Amazones du Mossad (Saint-Simon, 2022). Nous connaissions la position exacte des généraux, ainsi que leurs adresses et leurs lieux de prédilection." Lors de la seule nuit du 13 juin, le chef d’état-major, le leader des Gardiens de la révolution, et neuf scientifiques du programme nucléaire ont été tués. Cette liste de victimes n’a cessé de s’allonger les jours suivants, comprenant entre autres le chef du renseignement du corps des Gardiens de la Révolution et ses deux adjoints.
Cette épée de Damoclès n’épargne aucun dignitaire du régime, y compris au plus haut sommet de l’Etat. Selon Washington, Israël aurait eu une fenêtre d’opportunité pour éliminer l’ayatollah Ali Khamenei lui-même. Le guide suprême ne devrait son salut qu’au refus de Donald Trump. Fondé en 1949 par le Premier ministre Ben Gourion, et passé à la postérité une décennie plus tard pour sa traque du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann en Argentine, le Mossad, qui semble être en mesure d’éliminer qui il souhaite, a redoré son blason, après son échec à anticiper l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023. "Pour eux, il s’agit autant d’une opération tactique et stratégique que de relations publiques", glisse le professeur Pierre Pahlavi.
D’après la presse américaine, le Mossad serait déjà derrière l’assassinat de l’ancien chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, en juillet dernier à Téhéran. Sa mort aurait été causée par un engin explosif préalablement introduit dans sa chambre – contrairement à la version officielle évoquant une frappe aérienne. Deux mois plus tard, le service marque à nouveau les esprits, cette fois au Liban, avec l’explosion des bipeurs et talkies-walkies du Hezbollah. L’attaque, minutieusement préparée pendant des années, fait 37 morts et plus de 2 900 blessés. "Le Mossad a connu une série de succès contre ses adversaires, note Dan Lomas, professeur adjoint en relations internationales à l’université de Nottingham. Cela entraîne une grande confiance en ses propres capacités à opérer dans des environnements difficiles."
En Iran, sa pénétration est totale. Et vraisemblablement facilitée par la détestation du régime chez toute une partie de la population, dont la mobilisation dans les rues, après la mort de Mahsa Amini en 2022, hante encore la République islamique. "Ce genre d’opération n’est pas possible sans taupes, reprend Dan Lomas. Les Israéliens peuvent utiliser à leur profit le mécontentement afin de recruter des Iraniens en tant qu’agents de renseignement." Selon le journaliste israélien Barak Ravid, "une unité spéciale d’opérateurs iraniens travaillant pour le Mossad" aurait ainsi été impliquée dans l’opération du 13 juin. Un cauchemar pour l’appareil de sécurité iranien, visé sans relâche depuis des décennies, et obsédé par la présence d’agents infiltrés.
La liste des opérations israéliennes sur son territoire est longue. "Le Mossad a essayé par tous les moyens de ralentir le processus par lequel l’Iran pourrait accéder à la bombe atomique, rappelle l’historien israélien Michel Bar-Zohar. Le virus Stuxnet conçu par Israël et les Etats-Unis contre les centrifugeuses d’enrichissement d’uranium en 2010, les assassinats de scientifiques liés au programme nucléaire, le vol des fameuses archives nucléaires en 2018, la mort en 2020 de Mohsen Fakhrizadeh, le père du projet nucléaire iranien…" L’illustration concrète de la "doctrine Begin", du nom de l’ancien Premier ministre israélien Menahem Begin qui l’a théorisée en 1981, et selon laquelle Israël ne peut se permettre l’émergence d’une puissance nucléaire menaçante au Moyen-Orient.
Enhardi par ses victoires tactiques, l’Etat hébreu ne risque-t-il pas la guerre de trop ? L’ouverture de ce énième front, moins de deux ans après le début de l’invasion à Gaza, interroge quant à sa capacité à assumer dans la durée la charge d’un nouveau conflit de haute intensité. "Lorsque vous êtes partout à la fois, vous étirez vos forces, souligne le général Richoux. A terme, guette le danger d’un essoufflement." Comme celui d’une fatigue croissante au sein d’une société israélienne bousculée de guerre en guerre depuis le 7 octobre 2023. Une semaine avant le début de son opération en Iran, Tsahal a reconnu manquer "de plus de 10 000 soldats, dont environ 6 000 soldats de combat". A peine quatre jours plus tard, la coalition de Netanyahu menaçait d’exploser sur l’épineuse question de la conscription militaire des ultraorthodoxes.
La répercussion de cette offensive sur les choix du régime des mollahs suscite aussi des questions. "Cela va-t-il réellement pousser les Iraniens à repenser leur dissuasion stratégique ?, soulève Hugh Lovatt. Leur conclusion pourrait être que si ni leur axe de la résistance, ni leur programme balistique n’ont été suffisants pour les protéger, l’accélération du programme nucléaire constitue le dernier recours." L’exact inverse du but recherché.
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