ENQUETE Royal Canin (1/6) : Un "système qui terrorise tout le monde" ou l’effet pervers d’un management "à l’américaine" - midilibre.fr


Royal Canin, a leading pet food company in France, faces accusations of toxic management practices, leading to employee lawsuits, health issues, and a plan to cut jobs.
AI Summary available — skim the key points instantly. Show AI Generated Summary
Show AI Generated Summary

Que se passe-t-il à Royal Canin, 1200 salariés, entreprise emblématique du Gard, restée jusqu’à ces dernières années dans le sillon tracé par son fondateur, l’idée géniale que la santé des chiens et des chats commençait dans leur gamelle ? Plus de cinquante ans plus tard, la dynamique commerciale de Royal Canin s’enraye. Signé le 31 mars 2025, un plan de sauvegarde de l’emploi prévoit la suppression de 118 postes. Un choc, dans une entreprise habituée à une croissance à deux chiffres, qui a toujours communiqué sur l’attention portée au bien-être de ses salariés. Mais ces dernières années, des cadres ont craqué à l’épreuve du management du groupe américain Mars, propriétaire de Royal Canin. Dans le premier épisode de sa grande enquête, "Midi Libre" revient sur ce climat peu propice à la sérénité, un "système qui terrorise tout le monde".

Le vendredi 18 octobre 2024, au tribunal des Prud’hommes de Nîmes. L’avocat parisien de Royal Canin, Mathieu Raio de San Lazaro, enfile à la va-vite une robe trop étroite empruntée à un stagiaire du cabinet nîmois LH, conseil de la partie adverse. Les boutons résistent, il s’en excuse. Un des directeurs des ressources humaines du groupe, "le boucher", soufflent des salariés, a pris place dans la salle. L’examen de l’épais dossier de Christine D. peut commencer.

Christine D. a travaillé à Royal Canin de 2012 à 2023. Elle porte plainte pour harcèlement moral, à l’origine d’une dépression reconnue en maladie professionnelle. "On est dans le cas d’école du management à l’américaine, dans une entreprise familiale centrée sur le bien-être au travail. Dans les faits, c’est un management pervers", attaque Me Boufassa dans sa plaidoirie. Cinq mois plus tard, dans leur délibéré, les Prud’hommes donnent raison à l’ex-salariée et pointent les "manquements graves de l’employeur".

"S’épanouir est un gage de réussite"

"Le bien-être au travail a toujours fait partie de nos priorités", réagit Royal Canin, fleuron industriel du Gard, l’un des poids lourds économiques de l’Occitanie, un des leaders mondiaux du marché de l’alimentation des chiens et des chats implanté à Aimargues depuis sa création, en 1968. Jean Cathary, vétérinaire à Gallargues-le-Montueux, était convaincu que la santé des animaux commençait dans la gamelle. Un visionnaire. 1200 personnes travaillent aujourd’hui sur un "campus", dit le groupe, de 36 hectares, qui abrite "un siège international pilotant les activités de Royal Canin dans le monde, la filiale France, trois laboratoires chargés de plus de 14 000 analyses par an, l’usine historique française, un chenil et une chatterie avec plus de 350 chiens et chats, le centre de recherche et développement qui travaille sur les innovations, une fondation". Royal Canin est entré dans le giron du groupe américain Mars en 2002.

"Faire en sorte que les gens puissent s’épanouir est un gage de réussite", se réjouissait il y a dix ans le directeur général alors que Royal Canin décrochait une deuxième place au palmarès "Best place to work" (1), thermomètre du "bien vivre en entreprise".

Dans un autre contexte, la présentation à Midi Libre, en novembre 2024, du premier plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) d’une entreprise longtemps habituée à une croissance à deux chiffres, l’actuel PDG France, Cédric Malié, répète que "le bien-être des collaborateurs a toujours été une priorité absolue".

Philippe Katerine et sa chienne Zouzou

Harcèlement moral, management toxique, surcharge de travail, perte de sens, humiliations, éviction brutale… des salariés racontent autre chose depuis quelques mois. Un climat peu propice à la sérénité alors que les premières mesures du plan social, avec 100 licenciements et des reconversions internes, rajoute aux inquiétudes.

Les excentricités de Philippe Katerine, engagé à l’automne pour une astucieuse campagne de communication sur les réseaux sociaux avec sa chienne Zouzou, n’y changeront pas grand-chose. Bien avant l’émergence d’une parole des salariés, médecins et inspection du travail attestent depuis quelques années d’une casse sociale manifeste chez Royal Canin, via des reconnaissances de maladies professionnelles et des rapports sévères. Une enquête de la gendarmerie de Vauvert, clôturée le 1er février 2023, décrit des dysfonctionnements majeurs. Les alertes sont longtemps restées invisibles. Un dossier fouillé de Mediapart, en juin 2024, a révélé un "niveau inquiétant de maltraitance et de souffrance au travail".

À ce jour, aucune procédure pénale n’est engagée, alors que l’inspection du travail a transmis trois dossiers de harcèlement moral au tribunal judiciaire de Nîmes. Le premier a été classé deux fois sans suite. Les deux autres, envoyés le 22 octobre dernier, n’ont pas encore été enregistrés. "Au procureur d’apprécier les suites à donner", précise la direction du travail du Gard : poursuite de l’enquête, classement de l’affaire sans suite, alternative aux poursuites, ouverture d’une information judiciaire, renvoi devant le tribunal correctionnel.

Les syndicats dénoncent "une réorganisation massive et brutale"

Les 5 organisations syndicales représentatives de l’intersyndicale Royal Canin (CFDT, CFE-CGC SNI2A, CFTC, CGT et UNSA) ont signé, le 31 mars, l’accord sur les mesures d’accompagnement des salariés concernés par le PSE, le plan de sauvegarde de l’emploi des établissements "Siège" et "France".

Dans un communiqué commun, envoyé le 1er avril, "les représentants syndicaux et les élus du personnel continuent de dénoncer l’initiative de la direction d’une réorganisation massive et brutale débouchant sur un PSE, et ne comprennent pas la méthode mise en œuvre par la direction, entraînant potentiellement 170 licenciements".

Selon l’intersyndicale, "d’autres approches étaient possibles, et le projet de transformation mis en œuvre aurait probablement pu être mené à bien à moyen terme au travers de plusieurs réorganisations".

"Depuis le 7 octobre 2024, date d’annonce en CSE central exceptionnel du projet de réorganisation, les négociations se sont déroulées dans un dialogue social soutenu et loyal dans l’ensemble", précise l’intersyndicale : "Les négociations, d’accord de méthode, puis de projet d’accord sur les mesures d’accompagnement, ont donné lieu à un débat social intentionnel et dynamique, avec des oppositions et constructions saines ayant pour objectifs principaux la sauvegarde de l’emploi pour les salariés de Royal Canin et la définition d’indemnités en cohérence avec les moyens du groupe. Ces efforts soutenus sur plusieurs mois ont conduit à des mesures d’accompagnement significatives".

"Il n’y a plus d’humanité"

Dans une entreprise où la parole est rare, avec des syndicats discrets, une direction dans le contrôle, des salariés virés usés, et des collaborateurs peu bavards, des affaires restent aussi sous les radars. "Il y a un niveau anormal de ruptures conventionnelles", estime un proche des dossiers. Les suicides de deux ex-salariés, en 2019 en 2020, un ex-manageur de 54 ans et un ex-chef de production de 55 ans qui ont mis fin à leurs jours quelques mois après avoir été poussés vers la sortie, revient parfois dans les conversations. Les circonstances d’un suicide sont toujours multifactorielles, et aucune enquête n’a été diligentée.

"On a été habitué à l’opulence, il faut s’adapter à une nouvelle donne, avec un management très “américain” qui peut susciter des peurs, de l’incompréhension de la colère, de l’abattement. Des gens hyper performants n’y parviennent pas", constate, de l’intérieur, un salarié "bien dans son travail" qui décrit une entreprise en crise où "on ne peut compter que sur soi-même". "J’ai beaucoup travaillé sur moi-même pour sortir de cette histoire. C’est compliqué, je n’arrive pas à passer à autre chose, à renaître. Je n’ai pas envie de rejouer les scènes difficiles vécues à Royal Canin, les humiliations de mon manageur… J’ai réfléchi et je ne témoignerai pas", explique celle qui a raconté sa chute à Mediapart, sous le pseudonyme d’Amélie.

Carine (2), ex-syndicaliste, démissionnaire il y a deux ans après 15 ans passés chez Royal Canin, et un burn-out "a accompagné beaucoup de gens, dans un climat social anxiogène, où certains disparaissaient du jour au lendemain après avoir été remerciés, ou étaient poussés à bout et finissaient cramés. J’ai fini par craquer, je travaillais beaucoup trop", analyse l’ex-représentante du personnel, qui a retrouvé un emploi "semblable", mais "mieux payé, avec plus de considération et des gens humains" : "À Royal Canin, il n’y avait plus d’humanité".

Michèle (2), une vétérinaire "consciencieuse, performante, attachée à des valeurs d’éthique et de qualité", mais aussi "à l’écoute, agréable", témoigne un collègue dans l’enquête de gendarmerie, a consigné son histoire dans un document écrit. Elle ne reprend le fil qu’à l’aune des multiples procédures judiciaires en cours, quatre au total, engagées depuis 2019, l’année de son licenciement après un burn-out : "Si je n’avais pas eu de soutiens, je pense que je serais morte. Là, je vous parle, mais ça a été compliqué pendant très longtemps, et aujourd’hui, je ne peux toujours pas prendre la route qui passe devant Royal Canin", témoigne la quinquagénaire qui a créé son entreprise, après "deux ans passés à me relever".

"Ce n’est pas du passé, ça continue"

"Le climat est délétère, ça tombe sur n’importe qui, et ce n’est pas du passé, ça continue. Il suffit qu’un nouveau manageur considère que votre poste ne sert à rien, il finira par vous faire craquer. Ce sont des cas particuliers, par rapport à la majorité du troupeau. On dit que c’est une brebis galeuse, c’est juste une brebis qui lève la tête. Chaque année, une vingtaine de personnes sont touchées, souffrent en silence, et quand elles viennent nous voir, c’est trop tard, elles sont au bord du burn-out", observe la déléguée CFDT, syndicat majoritaire avec la CFE-CGC, qui dénonce les ravages de l’appréciation "subjective" du "savoir-être" au "Merit Matrix", composante essentielle de l’évaluation annuelle des salariés.

"En ce moment, le mode est à se rendre visible", explique-t-elle. Contactée maintes fois, qui décroche finalement son téléphone au bout de deux mois.

L’annonce du PSE, qui touche essentiellement les fonctions commerciales et administratives du groupe, n’a suscité aucune réaction d’humeur chez Royal Canin, encore moins une grève : "À l’usine, les relations sont plus frontales, il n’y a pas les mêmes problèmes. Ce sont surtout les cadres qui sont touchés. Les gens sont très individualistes, défendent leur pré-carré, et certains n’osent même pas prendre nos tracts", regrette Guilène Raoulx, "trente ans de Royal Canin dont vingt de syndicalisme", qui a formé la première section syndicale en 2009. Elle partira avec le PSE. Son poste est supprimé.

"Est-ce que tu regardes les hommes dans le métro ?"

"Désormais, Royal Canin essaie plutôt de trouver une issue à l’amiable, pour tenter d’éteindre le feu. Mes trois derniers dossiers se sont terminés par des négociations", constate l’avocate nîmoise Loubna Hassanaly, saisie de huit dossiers d’ex-salariés, le dernier il y a quelques jours par une employée de l’unité de Cambrai, l’autre site français de Royal Canin. Harcèlement moral, management toxique, surcharge de travail, perte de sens, humiliations, éviction brutale… Cédric Malié ne s’attarde pas sur le sujet : "Les contentieux datent de plusieurs années", réagissait-il le 25 novembre, pour Midi Libre, avant de fermer la porte à un nouvel entretien, fin mars.

"Ce sont des années de combat", admettent Christine D. et Patricia (2), les deux ex-salariées des deux dossiers de harcèlement moral, que l’inspection du travail a transmis au procureur de Nîmes. Christine D., cadre, a été licenciée en juillet 2023 pour "inaptitude". Depuis, elle n’a pas pu retravailler. Le dossier de plainte pour harcèlement moral présenté aux Prud’hommes comptait 107 pièces. La jeune femme s’est vite retrouvée "en difficulté", avec "une surcharge de travail" qui provoquera "des attaques de panique" et finira par la "noyer". Si elle a "toujours atteint les objectifs", elle a aussi dû affronter des remarques déplacées sur sa personnalité : "On me reprochait d’être introvertie". "Est-ce que tu regardes les hommes quand tu vas dans le métro ? Est-ce que tu te fais épiler ?" : un jour, une formation assurée par un organisme extérieur dérape, sans conséquence.

Dans le jugement du 14 mars 2025, les Prud’hommes ont "constaté que l’employeur n’a jamais mis en œuvre la moindre mesure préventive et de traitement des risques professionnels" à son égard, alors qu’il était "informé de la situation de madame D., par les représentants du personnel, la médecine du travail, le corps médical, les services de la CPAM et l’inspection du travail". Christine D. a aussi "saisi en parallèle, en janvier 2024 le pôle social du Tribunal judiciaire pour la reconnaissance en faute inexcusable suite à la reconnaissance de la maladie professionnelle, mais les délais sont minimum de deux ans à Montpellier".

"Des personnes disparaissaient des organigrammes"

Pour Patricia, comme pour Michèle, c’est un "below", "mauvaise note" d’un système d’évaluation opaque où la performance prend autant de place que la personnalité du salarié, et qui "terrorise tout le monde", dit un collègue, qui a précipité la dégringolade. Après, chaque fois, un "accident de la vie". Dans un contexte, toujours, de "surcharge de travail". "Des personnes disparaissaient des organigrammes, les gens parlaient dans les couloirs… on était tous en insécurité. J’avais toujours été bien notée. Quand j’ai eu l’avant-dernière des cinq évaluations possibles à mon bilan annuel, j’ai compris que j’étais sur la liste rouge et que mon tour était arrivé", se souvient la première, contrainte d’accepter un "PIP", "plan individuel de progression" qui l’a enfoncée.

Elle échoue à changer de poste. "En rentrant de vacances, trois semaines sans dormir, j’ai craqué". Cinq ans plus tard, Patricia est "suivie par un psychologue et considérée comme dépressive", a des problèmes d’attention, des crises d’angoisse. Elle a fait appel de la décision des prud’hommes, qui reconnaît le "licenciement sans cause réelle et sérieuse", mais pas le harcèlement moral, à la différence de l’inspection du travail.

"J’ai été la première à ne pas me laisser faire, pour essayer de changer les choses. Rien n’a changé, et tout est fait pour laisser imaginer aux salariés que la situation est de leur faute. Mais j’ai toujours l’idée qu’à un moment donné, en parlant, on arrive à faire reconnaître les choses", espère Michèle. Un collectif de victimes, né en 2021 sous la forme d’une boucle WhatsApp, est en cours de transformation en association, pour soutenir, écouter, et partager les informations entre salariés et ex-salariés. Elle va rejoindre le réseau de l’Andeva, l’Association nationale de défense des victimes. La première d’une série de réunions préparatoires a été organisée il y a quelques jours. Quasiment au même moment, les salariés y voyaient plus clair sur leur avenir immédiat à Royal Canin. Ils ont été informés du maintien ou la suppression de leur poste dans le cadre du PSE.

(1) Un palmarès d’évaluation du bien-être en entreprise de l’institut Great place to work qui fait référence, et qui distingue les entreprises dans des catégories définies par le nombre de salariés, et selon qu’elles sont des PME indépendantes, des grandes entreprises ou des filiales de sociétés étrangères. (2) Prénoms d’emprunt. (3) En fin de carrière, selon les témoignages recueillis, un cadre gagne 55 000 à 58 000 euros, auxquels il faut rajouter les avantages du CE, la mutuelle et les tickets-restaurant.

🧠 Pro Tip

Skip the extension — just come straight here.

We’ve built a fast, permanent tool you can bookmark and use anytime.

Go To Paywall Unblock Tool
Sign up for a free account and get the following:
  • Save articles and sync them across your devices
  • Get a digest of the latest premium articles in your inbox twice a week, personalized to you (Coming soon).
  • Get access to our AI features

  • Save articles to reading lists
    and access them on any device
    If you found this app useful,
    Please consider supporting us.
    Thank you!

    Save articles to reading lists
    and access them on any device
    If you found this app useful,
    Please consider supporting us.
    Thank you!